Mes « Notes sur Chopin »,
je les annonçais déjà en 1892, il y a bientôt quarante ans de cela. Il est vrai
que j’annonçais alors : « Notes
sur Schumann et Chopin ». Aujourd’hui, l’accolement de ces deux noms me
cause un malaise comparable à celui que Nietzsche disait éprouver devant :
« Gœthe et Schiller ». Dans
ce temps, il me semblait que, sur Schumann aussi, il y aurait beaucoup à dire ;
mais qui m’a paru de moins en moins important.
Schumann est un poète. Chopin est un
artiste, ce qui est tout différent ;
je m’exprimerai plus loin là-dessus.
Mais, par un étrange destin que ne
connut nul autre : Chopin est d’autant plus méconnu que ses exécutants
travaillent plus à le faire connaître. On peut interpréter plus ou moins bien
Bach, Scarlatti, Beethoven, Schumann, Liszt ou Fauré. On ne fausse point leur
signification en gauchissant un peu leur allure. Il n’y a que Chopin qu’on
trahisse, qu’on puisse profondément, intimement, totalement dénaturer.
Avez-vous parfois entendu des
acteurs déclamer du Baudelaire comme il feraient du Casimir Delavigne ?
Eux jouent Chopin comme si c’était du Liszt. Ils ne comprennent pas la
différence. Ainsi présenté, mieux vaut Liszt. Le virtuose y trouve au moins à
quoi se prendre, de quoi s’éprendre ; par lui, Liszt vraiment se laisse
rejoindre. Chopin tout entier lui échappe et si subtilement que, même, le
public ne s’en doute pas.
Chopin, au piano, avait toujours l’air
d’improviser, nous est-il dit : c’est-à-dire qu’il semblait sans cesse
chercher, inventer, découvrir peu à peu sa pensée. Cette sorte d’hésitation
charmante, de surprise et de ravissement n’est plus possible si le morceau nos
est présenté, non plus en formation successive, mais comme un tout déjà
parfait, précis, objectif. Je ne vois point d’autre signification à ces titre
qu’il lui plut de donner à certains de ses morceaux les plus exquis : Impromptus. Je ne crois pas possible d’admettre
que Chopin les ait, à précisément parler, improvisés. Non. Mais il importe de
les jouer de telle manière qu’ils paraissent l’être, c’est-à-dire avec une
certaine, je n’ose pas dire : lenteur, mais incertitude ; en tout
cas, sans cette insupportable assurance que comporte un mouvement précipité. C’est
une promenade de découvertes, et l’exécutant ne doit point trop prêter à croire
qu’il sait d’avance ce qu’il va dire, ni que tout cela est écrit déjà ; la
phrase musicale qui, peu à peu, se forme sous ses doigts, j’aime qu’elle semble
sortir de lui, l’étonner lui-même, et subtilement nous invite à entrer dans son
ravissement. Même dans tel morceau di
bravura, comme l’énergique et tempétueuse Étude en la mineur (IIe
du second cahier), quelle émotion voulez-vous que j’éprouve ? si
vous n’en éprouvez pas vous-même et ne me laissez point sentir que vous en
éprouvez, vous, pianiste, à inopinément entrer en la bémol majeur, puis aussitôt en mi majeur – soudain rayon de soleil crevant inespérément la
tourmente et l’ondée –, si vous me donnez à entendre par votre assurance que
vous saviez cela d’avance et que tout était préparé. Chaque modulation dans
Chopin, jamais banale et prévue, doit réserver, préserver cette fraîcheur,
cette émotion presque craintive d’une nouveauté jaillissante, ce secret d’émerveillement
auquel l’âme aventureuse s’expose sur des chemins non tracés d’avance et où le
paysage ne se découvre que peu à peu.
C’est aussi pourquoi cette musique
de Chopin, presque toujours, j’aime qu’elle nous soit dite à demi-voix, presque
à voix basse, sans aucun éclat (j’en excepte évidemment certains morceaux
hardis, dont la plupart des scherzos
et des polonaises), sans cette
assurance insupportable du virtuose, qui la dépouillerait ainsi de son plus
spécieux attrait. C’est ainsi que jouait Chopin lui-même, nous est-il raconté
par ceux qui l’avaient encore entendu. Il semblait toujours en deçà de la
sonorité la plus pleine ; je veux dire : presque jamais ne faisait
rendre au piano son plein son, et, par là, décevait très souvent son auditoire
qui pensait « n’en avoir pas pour son argent ».
Chopin propose, suppose, insinue,
séduit, persuade ; il n’affirme presque jamais.
Et nous écoutons d’autant mieux sa
pensée qu’elle se fait plus réticente. Je songe à ce « ton de
confessionnal » que Laforgue louait chez Baudelaire.
Celui qui ne connaîtrait Chopin qu’à
travers les trop habiles virtuoses, le pourrait prendre pour un fournisseur de
brillants morceaux à effets… que je détesterais, si je n’avais su l’interroger moi-même,
s’il n’avait su me dire à voix basse : « Ne les écoutez pas. A
travers eux, vous ne pouvez plus rien dire. Et je souffre bien plus que vous de
ce qu’ils ont fait de moi. Plutôt être ignoré, que pris pour ce que je ne suis
pas. »
La pâmoison de certains auditeurs
devant certains célèbres interprètes de Chopin, m’irrite. Que trouver à aimer
là dedans ? il n’ya plus là rien que de mondain, de profane. Rien qui,
comme le chant de l’oiseau de Rimbaud, « vous arrête et vous fait rougir ».
(Gide, André, Notes sur Chopin, L’Arche
éditeur, Paris 1949, pp. 15-22)
A.B.